
Le 13 février 1965, au théâtre 347, apparaît Archiflore, qui propulse d’emblée Jeannine Worms au premier rang des auteurs dramatiques de son temps. Insolite dans sa conception et dans son écriture, ce spectacle, mis en scène par Nicolas Bataille (principal champion, on s’en souvient, du théâtre d’Ionesco), trouve sa place naturellement dans la constellation dite du « nouveau théâtre », qui s’est imposé en culbutant cul par-dessus tête les principes traditionnels de la dramaturgie européenne : y explosent sans vergogne la rationalité de l’action, le rapport des personnages au réel psychologique et social, la cohérence d’un langage qui prétendrait produire du sens et de l’émotion, et ainsi de suite. Jeannine Worms est visiblement du côté des novateurs, dont elle se distingue toutefois, à première vue, par un charme pétillant et par un sens du rythme qui fait courir la pièce sans trêve ni repos. L’absurde, tant revendiqué alors, a-t-il trouvé sa reine, comme le pensent et le disent quelques critiques ? Avant de l’affirmer, arrêtons-nous un moment sur Archiflore.
Archiflore est un portrait de femme en quatre volets, éclaté dans les figures de l’aiëule, de la grand-mère, de la fille et de la petite dernière, qui forment un plaisant quadrille de générations, pris dans une répétition sempiternelle. Le dialogue va et vient autour des mêmes objets, parfaitement banals (un fauteuil, un piano, des rideaux), multipliant les jeux de mémoire, les réfractions de l’imaginaire, les rancœurs accumulées le long des travaux et des jours, et revenant sans relâche à la hantise d’un même fantôme, un certain Léopold, toujours le même, sans cesse absent et ressuscité, aussi fugace que nécessaire dans ces quatre vies qui s’entrecroisent. Mari, amant, gendre ou père, on retrouve sa silhouette au détour de toutes les pièces de Jeannine Worms, à deux exceptions près où il tient le devant de la scène (Duetto et Avec ou sans arbre) et sur lesquelles il faudra revenir. A un tel travestissement méthodique du réel, un public de plus en plus large s’est accoutumé, depuis La cantatrice chauve, Le Mal court ou Le Personnage combattant. Mais, à considérer l’œuvre dramatique de Jeannine Worms sous les couleurs qu’elle a prise aujourd’hui, c’est-à-dire cinquante ans plus tard, cette première approche doit être complétée et approfondie, au-delà du goût de la parlerie, de l’allégresse ironique de l’action, du vide ou du trop-plein des personnages, tous éléments qui ne manquent pas de sauter aux yeux des spectateurs.
Un arrière-plan métaphysique
Il est temps de se souvenir, en effet, que Jeannine Worms est d’abord une philosophe, au sens précis du terme, disciple et interlocutrice de Roger Caillois, amie de Cioran et de bien d’autres. Son œuvre multiforme est construite à partir d’une réflexion sur le mensonge, qui reprend d’une certaine manière l’obsédante question d’André Suarès, que je cite de mémoire : « Beau mensonge de l’art, si tu étais pourtant la seule vérité ? ». Le mensonge, pense-t-elle, n’est pas le contraire de la vérité (c’est l’erreur qui remplit cet office), mais il en est l’avatar libre et joueur, qui prend le travesti pour méthode, le rêve pour matériau et le désir pour moteur. Il est en quête de révélations et de dévoilements jusqu’à interposer son image entre la vie et le moi, dans une démarche obstinée et parfois dangereuse. L’œuvre d’art naît en opposition à la mort, qui est l’ennemie intime de l’écrivain et à qui Jeannine Worms voue une haine grandissante jusqu’à son dernier souffle. Le théâtre, quant à lui, est la forme plus sarcastique que frivole de ce grand jeu face à la Camarde, tandis que le sentiment tragique est à la source des grandes œuvres qui, pour l’honneur des hommes, sont les seules à contrer la dictature du néant. C’est à partir de là seulement qu’on peut aborder la dramaturgie de Jeannine Worms et y prendre un plaisir plus complexe qu’on ne l’a couramment supposé.
Une écriture fortement gouvernée
Cette dramaturgie repose, me semble-t-il, sur trois principes. Le premier est la brièveté du trait, systématiquement maintenue dans ces comédies, qui tiennent presque toutes en un seul acte : quelle que soit la volubilité de ses personnages, ils sont strictement tenus en lisière avec une parfaite économie de moyens. L’auteur ne les crédite nullement de ce qui pourrait ressembler à une sous-conversation qui courrait par-dessous les mots, comme, par exemple, chez Nathalie Sarraute. En second lieu, et par voie de conséquence, est affirmée l’absolue liberté de l’écrivain, qui est entièrement maître du déroulement de sa pièce, arbitrairement mené du premier au dernier mot. Jeannine Worms va, dans certains cas, jusqu’à prévoir la durée exacte du spectacle, à la minute près, comme pour interdire tout débordement et toute velléité d’indépendance à la mise en scène et à l’interprétation : au demeurant, il n’y a rien à interpréter dans ce qui nous est montré, et aucune marge n’est laissée au commentaire. Troisièmement, enfin, le recours tatillon à la précision des lieux, des silhouettes, des costumes et des objets débouche néanmoins, par une surchauffe progressive, à une bascule de l’œuvre dans une sorte de folie, qui, maîtrisée à son tour, autorise les images les plus folles et les discours les plus insensés. Si absurde il y a, il est strictement gouverné et ne doit rien à un quelconque automatisme de la pensée et de l’imagination. Comme pour illustrer sa méthode, Jeannine Worms a imaginé une métaphore qui en rendrait compte : c’est celle du magnolia, qui, dans le roman éponyme, contient toutes les pensées, tous les souvenirs, tous les personnages de l’écrivain qui l’a planté et qui convoque selon son caprice toutes ses créations, s’affronte à elles et les renvoie dès qu’il lui plaît, ad libitum, en jouant de toutes les ressources du mensonge, tel que précédemment défini. « Je ne suis pas né de ma fiction, note-t-il, mais j’aurais voulu en renaître ».
Ce personnel dramatique, quel est-il ? Il est composé généralement de petites gens, disposés en couple, en duos ou, plus rarement en solos, fortement insérés dans les lieux familiers (boutique, jardin public, central téléphonique, pâtisserie) et saisis dans la vie au quotidien. Décrits avec une extraordinaire minutie, qui ne laisse aucune marge à l’improvisation et qui règle leurs costumes, leurs physiques, leurs intonations, et ainsi de suite. Voici, par exemple, dans La Boutique, « une femme sans âge, ni grande ni petite, ni grosse ni maigre, l’air d’une ménagère ». Ailleurs, deux dames goûtent, fourchette en l’air, suçant le bout de leurs doigts, manipulant choux, babas, et chaussons. Le Calcul met en scène un employé « à la trogne de petit fonctionnaire, collectionneur de cocottes en papier », et Mougnou-Mougnou, deux bonnes d’enfants papotant dans un kiosque et plongeant pour finir dans le burlesque le plus délirant (« Mon petit, ça m’est égal qu’il lui manque les deux pieds », puis, quand les bébés se jettent l’un sur l’autre et s’étripent violemment : « Aucune importance, on en refera d’autres, on les fera mieux »), dit l’une (ô Jarry !), tandis que la seconde lui propose pour la dépanner de lui prêter un peu de son certificat d’études. Ici, comme très souvent chez Jeannine Worms, la pièce bascule dans une formidable embardée, qui projette les personnages dans un monde irréel où règne l’excès le plus improbable. Voici encore les petites téléphonistes du Palace qui s’envolent dans un mode scintillant où règne une lune superbe, et, inversement, le fonctionnaire du Calcul, après s’être vu, au sommet de sa colère, en empereur du monde, qui glisse sur la crotte qu’il a disposé sur le parcours de son patron de retour au bureau, et qui revient à la plus minable des soumissions.
Un art du transbordement
Comme on le voit, s’il s’agit assez souvent dans ce théâtre d’un plaisant maniement de l’absurde, il y est surtout question d’un processus de transformation ou de transbordement délibéré qui favorise « l’épanchement du rêve dans la réalité », pour reprendre la formule de Nerval. La scène appartient tout simplement aux figures, aux images et aux rumeurs échappées du magnolia, selon la volonté stricte de l’auteur, qui les emmène, dans une sarabande très contrôlée, danser au bord du gouffre où se tient la mort, perpétuellement aux aguets. Seuls échappent à cet inépuisable carnaval un roman, Il ne faut jamais dire fontaine, qui est le premier ouvrage publié de Jeannine Worms, et trois pièces en deux actes, où sont confrontés des personnages « grandeur nature », si l’on peut dire, à des situations empruntées à la vie. Dans le roman – un bijou de récit libertin -, une femme du monde programme et mène à bien un projet d’adultère, qu’elle prétend garder soigneusement sous son contrôle, en nourrissant l’une de l’autre l’image concoctée par un usage conscient du mensonge et par les aléas de son existence au grain plus brutal. Dans Duetto, on assiste au face à face d’un père encore assez fringant et de sa fille de vingt-cinq ans, entre sourires et larmes, cruauté et tendresse, dans le clair-obscur d’une jalousie qui ne dit pas son nom. Mais plus que dans Le Lien, où se bâtit et rebâtit une famille, de mensonges en mensonges alignés, c’est dans Avec ou sans Arbreque la dramaturge apparaît sous son jour le plus personnel, comme si elle consentait à laisser affleurer dans son théâtre, pour une seule et unique fois, une légère brume de mélancolie, à partir de la banalité affichée et consentie d’un souvenir d’amour : c’est la mémoire d’une vie qui est ici réveillée, en appel à un passé en fragments. La tentative de Louise de remonter le cours du temps, pourtant conduite avec tendresse et humour, échoue irrémédiablement, et la jeune femme s’en va, en laissant Léopold (l’archétype masculin récurrent dans le théâtre de Jeannine Worms) un billet où elle écrit simplement : « je me rappellerai toujours ». A quoi l’homme répond en mâchouillant un bout de pain : « les femmes, les femmes, ça vous a de ces idées », tandis que s’abaisse doucement la lumière sur scène. Tout se passe ici comme si la philosophe avait posé son masque, pour se laisser aller à un fragile moment de tendresse, quitte à mettre entre parenthèses la rancœur et la haine obsessionnelle de la mort qui lui ont constamment dicté sa démarche et les particularités de son écriture.
Et tourne le manège
Au moment de quitter la scène, il me paraît indispensable, en effet, de revenir à l’essentiel de la pensée de Jeannine Worms, telle qu’elle l’a encore formulée, sur le mode d’un lyrisme aussi noir que flamboyant, dans ses derniers essais. Ainsi se laisse-t-elle aller dans L’Impardonnable, qu’elle a publié en 1987, la soixantaine venue, à proclamer sur tous les tons son violent et constant rejet de la mort, devenue pour elle au fil des ans une ennemie omniprésente. Dieu est sa première cible, dans un univers où il n’est rien d’autre que le Grand Tricheur qui, s’il s’avise d’exister, doit être reconnu comme l’auteur, lui-même, du péché originel. On ne se tromperait guère, cependant, en le supposant tout bonnement inventé par les hommes pour se consoler de leur propre finitude et du poids de leur JE, « source de toutes les douleurs ». Producteur impénitent de billevesées, de simagrées, de foutaises, l’être humain erre comme un clown pathétique, aux désirs constamment déjoués. Le christianisme ? « Sirupeuse promesse de bonheur », responsable de tant de « rêves aussi naïfs qu’idiots ». Le judaïsme ? Comment s’accommoder de sa proximité revendiquée avec le divin ? Le théâtre, lui, permet au moins de se laisser emporter dans un délire modulé sur les tons les plus divers et de mettre en marche face à la Camarde, – dite aussi l’Affreuse, l’Effroyable, la Mauvaise, la Funeste, la Voilée aux mains de glace, et ainsi de suite, fortissimo, jusqu’à l’épuisement de la voix,- un manège peuplé d’ombres virevoltantes, dans une grimace provocatrice et dérisoire, constamment renouvelée.
Il n’en reste pas moins vrai, pour Jeannine Worms, que, si « le moi est un mélange infect d’être et non-être », il a la possibilité de bafouer la Rongeuse, pour peu qu’il se reconnaisse en état de manque : il est constitutivement séparé d’une partie de lui-même, comme en témoigne son irrépressible appel vers l’amour, tendu vers la fusion avec l’autre, dans l’espoir de réduire « son irrémédiable étrangeté ». L’union des corps atteste que cette victoire sur le temps et sur l’oubli, serviteurs efficaces de la mort, peut advenir à des moments privilégiés. Mais, gloire aussi et surtout, proclame Jeannine Worms urbi et orbi, à l’homme libre, et, gloire à l’art qui s’érige en héraut d’une autre Création et qui, seul, par une chance rare, peut corriger « les ratés de l’éternité » (c’est le titre du dernier livre de notre écrivain). Il se confirme ainsi qu’à ses yeux, la prérogative du genre comique est de tracer ses bondissantes arabesques à la face des gouffres du néant, à l’œuvre sans relâche, tandis que le sentiment du tragique, depuis la Grèce du Vème siècle au moins, est enclos dans sa lucidité, dans une confrontation plus directe avec l’ennemi sans espoir de transaction. La pantomime universelle se confond, pour finir, avec la voix même de la liberté, porteuse des seules et fugaces revanches que l’homme, protestataire à la face du monde, est en capacité d’espérer.
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